Murakami et l’attaque
au gaz sarin à Tokyo
Javiera Araya-Moreno, 2015
« Mon but était d’écouter ce que ces gens avaient à dire et de le rapporter aussi clairement que possible. Même si des détails ne concordent pas avec la réalité, la narration collective de ces histoires personnelles recèle sa propre réalité d’une grande puissance. C’est un aspect dont les romanciers sont très conscients, et c’est la raison pour laquelle je considère que mon statut d’écrivain n’était pas si inadéquat pour un tel travail » (p. 364).
En principe, mon intérêt pour l’œuvre de Haruki Murakami n’a rien de sociologique. Toujours fascinée par Chronique de l’oiseau à ressort (publié en français au Seuil en 2001), je me suis arrêtée à la librairie lorsque j’ai vu son nom sur la couverture d’un livre placé dans le rayon « Nouveautés ». Il s’agissait d’Underground, la traduction en français parue en 2013 (Éditions Belfond), qui reprend une série de textes publiés auparavant par l’auteur.
Underground n’est pas un ouvrage de fiction. Portant sur l’attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo le 20 mars 1995, le livre est constitué de différents témoignages de personnes ayant participé, sous plusieurs angles, aux événements survenus ce jour-là à Tokyo. Sous la plume de Murakami, nous découvrons les récits des victimes des attaques, mais aussi des professionnels des services de santé ayant reçu les blessés et même des membres de la secte. Les narrations prennent tantôt la forme d’un texte à la première personne, tantôt celle d’une entrevue où l’écrivain japonais joue le rôle de l’intervieweur. Dans tous les cas, les textes ont été travaillés par Murakami afin de leur donner un rythme et une uniformité spécifiques, agréables qui nous rappellent ses œuvres de fiction.
Les événements décrits sont effrayants. La panique dans l’espace restreint et souterrain du métro, les personnes qui sentent qu’elles ne peuvent plus respirer et s’évanouissent sans comprendre ce qui leur arrive, l’impuissance des travailleurs du métro, la douleur de ceux et celles qui ont perdu un être cher, ou la résignation et l’espoir des familles dont un membre est condamné à rester dans le comas ou à la prostration par effet du gaz, émergent dans les récits. L’ouvrage ne porte pas pourtant sur la douleur, le terrorisme ou le fanatisme. Tout au contraire – et c’est ce dont j’aimerais rendre compte dans ce petit texte – Underground constitue un effort réussi de rendre radicalement compte du sens commun, ordinaire, autour d’un événement radicalement extra-ordinaire (le terme étant employé sans aucun jugement de valeur ici, bien sûr).
Murakami, ému et consterné par l’attaque dans le métro, se donne comme tâche de construire un récit alternatif à celui proposé par les médias, situant d’un côté la société japonaise (le « juste », le « raisonnable », le « normal ») et de l’autre les membres de la secte Aum, responsable de l’attaque. « Que faisaient les gens dans le métro, à ce moment précis ? Qu’ont-ils vu ? Qu’ont-ils éprouvé ? Qu’ont-ils pensé ? Si j’avais pu, j’aurais inclus ici des détails sur chacun de passagers, au point de décrire les battements de leur cœur et le rythme de leur respiration, dans une représentation aussi réaliste que possible. Il s’agissait de savoir ce qui arriverait à un citoyen japonais ordinaire – moi ou n’importe quel de mes lecteurs – s’il se retrouvait soudain pris dans un attaque de ce genre » (p. 332-333). Voilà le défi que l’écrivain relève. Pour ce faire, il développe une méthodologie qui à la fois ressemble fortement à celle des sociologues et par endroit s’en écarte complètement.
Il y a tout d’abord un protocole strict concernant la relation avec les interviewés, la publication de leurs noms et le déroulement des entrevues. Il rappelle les dispositifs sophistiqués à travers lesquels les « scientifiques » du social essaient de garantir la « scientificité » de leur démarche. Cependant, avant chaque récit, Murakami nous présente l’interviewé avec des commentaires tels que « [il] arbore une bien meilleure mine [...] il était même souriant » (p. 114), « il est la sincérité et la droiture mêmes dans sa vision du monde et dans ses valeurs » (p. 193), « [il] réserve toute sa rancune aux services d’urgence » (p. 245), ou « [s]ans avoir jamais connu son mari décédé, je suis certain que l’homme qui l’avait élue comme compagne devait être un type bien » (p. 282). Ainsi, malgré le protocole et les similitudes entre la démarche de Murakami et celle d’un sociologue, l’ouvrage contient une série de commentaires qui pourraient difficilement passer l’examen de l’institution scientifique : le lecteur connaît les impressions de l’écrivain japonais, ses élucubrations par rapport aux vies des interviewés, ses commentaires – qu’un méthodologue puriste qualifierait très certainement d’inacceptables – lors de ses interactions avec les victimes des attaques ou les ex-membres de la secte Aum. Mais l’ouvrage repose aussi sur une réelle prise de distance par rapport aux lieux communs qui circulaient, à l’époque de l’événement, sur les attaques et par rapport à une objectivité qui s’avère impossible.
Le résultat est admirable. Murakami offre un récit profondément honnête. Il prête attention au lectorat à venir, en choisissant ses mots. Il reconnaît avoir une dette symbolique vis- à-vis des personnes qui ont accepté de partager leurs histoires avec lui, L’écriture ne pourra jamais totalement leur rendre justice : « Alors même que j’écris, à mon bureau, le lendemain du jour où je lui ai rendu visite, je manque de confiance. Je ne peux relater que ce que j’ai vu, et prier pour que personne ne s’en offusque. Si je parviens à coucher correctement les mots sur le papier, peut-être... » (p. 150). Comme j’aimerais éprouver ce même sens de l’honnêteté et de la responsabilité dans des travaux scientifiques!
Finalement, et puisque je n’ai fait que très peu référence au contenu d’Underground, je peux ajouter qu’il n’y a rien dans le livre qui permette de proposer une explication ou une interprétation définitive des événements du 20 mars 1995. Au contraire, l’ouvrage laisse très finement l’impression que les événements dont il traite sont d’une complexité qui dépasse l’auteur, ses lecteurs et tous ceux et celles qui ont, volontaire ou involontairement, y participé. À l’appui d’une curiosité ancrée dans l’émotion – et non dans la rationalité –, sans jamais faire référence à un « problème sociologique », Murakami réussit à rendre compte de la façon dont l’attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo s’inscrit dans des biographies diverses et déconnectées les unes des autres. À mon avis, l’ouvrage ne répond à aucune des questions qui sont souvent posées face à ce type d’attaque – le pourquoi – mais parvient à rendre compte de ce que les personnes communes ressentent et construisent comme récit autour de leurs expériences.
* Les citations sont prises de Haruki Murakami (2013), Underground. Paris : Belfond.